Le déconfinement "va clairement trop vite" pour le chef du service de réanimation de l'hôpital Bichat

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Le déconfinement "va clairement trop vite" pour le chef du service de réanimation de l'hôpital Bichat

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Service de réanimation de l'hôpital Bichat à Paris, le 13 mars 2020
Service de réanimation de l'hôpital Bichat à Paris, le 13 mars 2020
© AFP - Anne Chaon

Le président de la République a révélé le calendrier du déconfinement, avec quatre dates clés, dont le 19 mai pour la réouverture des commerces et des terrasses. Mais ce calendrier, qui se veut progressif, est "trop rapide" pour Jean-François Timsit et présente "un risque de clash majeur, à la fois sanitaire et social"

Emmanuel Macron annonce un déconfinement progressif, en quatre étapes, dans une interview accordée à la presse régionale et publiée dans sa globalité vendredi. Les dates de ces étapes sont déjà parues dans la presse : levée des limitations de déplacement le 3 mai ; réouverture des terrasses, des cinémas, des commerces et couvre-feu retardé à 21h le 19 mai ; réouverture des restaurants, des salles de sport et couvre-feu à 23h le 9 juin ; et la fin du couvre-feu le 30 juin.

L'annonce de ce calendrier, alors que 31 000 nouveaux cas de Covid-19 ont été déclarés la veille, que plus de 5 800 patients sont encore soignés en réanimation, et que seulement 21% de la population française a reçu une première dose de vaccin, ne réjouit pas Jean-François Timsit, le chef du service de réanimation médicale et infectieuse de l'hôpital Bichat à Paris. Il trouve tout cela bien trop hâtif.

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FRANCE INTER : Emmanuel Macron vient de dévoiler un calendrier progressif de déconfinement. Qu'en pensez-vous ?

JEAN-FRANCOIS TIMSIT : "Ça va clairement trop vite par rapport à ce qu'on vit. On voit bien que la courbe épidémique diminue, mais les taux de saturation des hôpitaux sont absolument effroyables. On n'a plus la moindre place pour personne, ni les Covid, ni les patients atteints d'autres choses. Les malades restent en réa au moins trois à quatre semaines, quand ils sont intubés, et six semaines quand ils ont une assistance cardiaque et respiratoire extracorporelle, une ECMO, donc on n'aura pas vidé le service d'ici quelques jours, c'est impensable. D'autre part, les mesures de déconfinement ne sont pas régionalisées et c'est un peu dommage. Elles ne sont d'ailleurs presque pas conditionnées à des chiffres, puisque les chiffres qui sont donnés, pour déclencher le frein d'urgence, sont extrêmement élevés. Pour nous, c'est très démotivant, assez décourageant, et cela représente un risque majeur pour une population médicale et paramédicale qui est complètement déprimée, à bout de course et à bout de souffle, qui risque de se sentir déconsidérée et d'abandonner ce métier à la rentrée."

Pourquoi, selon vous, le président a maintenu le déconfinement alors que plus de 5 800 patients sont soignés en réanimation ?

"Je crois que c'est une stratégie dont le gouvernement, en tout cas le président de la République, s'est targué il y a quelques semaines et qu'il ne peut pas revenir en arrière. Je pense qu'il aurait bien voulu mais maintenant, on est partis dans cette dynamique-là. Je croise les doigts. J'espère que j'ai tort, qu'on arrivera à vacciner suffisamment de gens, que tout le monde sera dehors et qu'il n'y aura pas de catastrophe. Mais quand même, ça nous rend très, très inquiets."

Auriez-vous préféré que les terrasses et les théâtres ne rouvrent pas le 19 mai ou que le couvre-feu ne soit pas retardé ?

"Moi, je suis assez d'accord avec toutes ces mesures-là parce que de toute façon plus personne n'applique correctement le couvre-feu et que l'ouverture des théâtres, des restaurants, pourquoi pas. Mais si on fait ça, ça veut dire que le contact tracing doit être beaucoup plus coercitif qu'il ne l'est à l'heure actuelle, que le dépistage sera très bien fait, que l'isolement des porteurs sera plus qu'incitatif et que le suivi des cas contacts sera extrêmement drastique, ce qui n'est pas le cas en France, au nom de la sacro sainte liberté individuelle. Si on veut gagner ce déconfinement, il faut perdre un peu de liberté individuelle pendant quelques semaines. Je pense qu'il faut être beaucoup plus incitatif sur la vaccination, peut-être l'étendre un tout petit peu plus parce qu'à l'heure actuelle, les malades qu'on prend en charge ont entre 40 et 70 ans. C'est sûr que les 40-55 ans - a fortiori s'ils ont du surpoids - il faut les vacciner et vite, et ne pas tergiverser. Il faut aussi une incitation forte à l'isolement des patients porteurs du virus. Si on isole réellement les personnes positives, l'épidémie va s'arrêter, comme à Singapour, comme en Chine. Mais voilà, personne ne veut se permettre ça. D'un côté, les gens veulent faire tourner l'économie et de l'autre côté, ils ne veulent surtout pas perdre un peu de liberté individuelle. Je crois qu'on ne peut pas tout avoir, le beurre et l'argent du beurre. Ce n'est pas possible à l'heure actuelle."

Si les contaminations repartent à la hausse, faudra-t-il trier les patients ?

"La dernière patiente qu'on a prise hier a 51 ans. Celui d'avant en avait 43. Il y a un biais de sélection. On prend les malades très graves, très jeunes, parce que les vieux restent là où ils sont et ils sont traités à l'extérieur du service. Il y a une perte de chance qui est certaine, pour les Covid et pour les patients qui ont une autre maladie pour laquelle on ne fait pas tout à fait le même choix que d'habitude, c'est tout à fait clair. Il y a malheureusement cette perte de chance globale. Il n'y a pas de notion de tri, ce n'est pas sur un individu que ça va tomber, c'est sur le système de santé dans sa globalité où il y a une souffrance véritable et probablement une diminution de qualité qui est difficile à mesurer."

Craignez-vous une implosion du système de santé ?

"Le système sanitaire a tenu comme il a pu pendant un an, mais là, vraiment, on est fatigués. Faire ça si rapidement, ça met en danger la population parce qu'on va avoir encore beaucoup de travail à faire et pas de place pour prendre les malades. Ça nous met en danger et ça met en danger aussi le système de santé. À l'heure actuelle, on prend un patient de plus tous les jours et le service est plein systématiquement. Clairement, vu l'état de fatigue des troupes et l'état de saturation du système, il y a un risque de clash majeur, à la fois sanitaire et social."

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