À Mayotte, "c’est de plus en plus violent, de plus en plus sanglant"

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À Mayotte, "c’est de plus en plus violent, de plus en plus sanglant"

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12.000 personnes habitent officiellement le plus grand bidonville de France à Kaweni ( Mayotte)
12.000 personnes habitent officiellement le plus grand bidonville de France à Kaweni ( Mayotte)
© Radio France - Eric Audra

Les maux de Mayotte ne datent pas d’hier : pauvreté, chômage, immigration illégale. Mais un nouveau cran a été franchi dans la violence entre bandes. Les habitants sont désormais à leur tour agressés physiquement et demandent une réaction forte des autorités.

Ils ont senti la situation glisser peu à peu depuis la rentrée. Les chauffeurs de bus scolaires qui sillonnent l’unique route qui fait le tour de Mayotte, 101e département de France, n’avaient jamais relevé autant de caillassages de leurs véhicules. Alors, ils se sont mis en grève fin août, début septembre. Leur mouvement a entraîné à son tour des manifestations de lycéens demandant la reprise du trafic, rejoints par des jeunes non scolarisé, engendrant des affrontements avec les forces de l’ordre. La situation a une première fois dégénéré. Les élus avaient alors organisé une journée "île morte". En octobre, un bus transportant du personnel au centre hospitalier de Mayotte (CHM) est attaqué, le chauffeur très grièvement blessé par un coup de couteau.

Des chauffeurs de bus scolaires exercent leur droit de retrait après l'agression de l'un des leurs à Mayotte
Des chauffeurs de bus scolaires exercent leur droit de retrait après l'agression de l'un des leurs à Mayotte
© Radio France - Eric Audra

Mais c’est une autre agression qui va provoquer l’onde de choc jusqu'à Paris mi-novembre : une quinzaine de personnes cagoulées arrêtent le bus d’Abdou Bakar, brisent les vitres et rentrent armés de barres de fer et de machettes. Ils agressent des collégiens et lycéens venant du quartier de Kaweni.

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"Je pensais que c’était un embouteillage puis un automobiliste m’a fait de grands gestes me disant de faire demi-tour mais je ne pouvais pas", raconte le conducteur Abdou Bakar, "j’ai essayé de faire marche arrière puis je me suis retrouvé coincé. C’est là qu’on les a vus arriver. Les élèves me criaient : 'Chauffeur, sauvez-nous !' Ils ont cassé ma vitre et attaqué les élèves. L’un d’entre eux a reçu un coup de couteau au niveau de l’épaule, un autre un coup de machette au bras, et un autre élève un coup de barre de fer, il a fallu l’opérer, les os étaient cassés."

Le chauffeur, encore sous le choc, exerce depuis son droit de retrait, soutenu par ses collègues du réseau Matis. Ils sont très en colère, comme le reste de la population, et n’hésitent pas à mi-mot à dire que la prochaine fois, ils se feront justice eux-mêmes, se justifiant par des enquêtes trop longues, le manque de moyens de la justice et les "carences" de la loi, disent-ils, quand il faut poursuivre des mineurs.

"Un risque de guerre civile"

Pour alerter et faire réagir au niveau national, les élus mahorais ont choisi un vocabulaire dur : "terroristes", "barbares". Kamal-Eddine Attoumane Ahmed, délégué CFDT des chauffeurs Matis parle lui de "guerre" : "Ce qui fait mal, c’est que les autorités n’acceptent pas qu’on dise qu’il y a une guerre dans l’île, qui pourrait exploser en guerre civile. La France est la cinquième puissance mondiale, elle dispose de tous les moyens nécessaires pour que ça s’arrête"

Kamal-Eddine Attoumane Ahmed, délégué CFDT et conducteur de bus craint "une guerre civile" à Mayotte
Kamal-Eddine Attoumane Ahmed, délégué CFDT et conducteur de bus craint "une guerre civile" à Mayotte
© Radio France - Eric Audra

Ils sont une trentaine de chauffeurs de bus scolaires à discuter sous une cabane au pied d’une plage de l’ouest de Grande Terre. L’arrivée en renfort de dix policiers du RAID basés à la Réunion a permis de faire redescendre la tension et de dégager la route, mais les conducteurs de bus veulent continuer d’exercer leur droit de retrait.

Des renforts policiers pour quinze jours

"Les délinquants attendent juste que les renforts policiers repartent", sourit amèrement Carla Baltus, présidente du MEDEF qui dirige une société de transports. Comme ses collègues entrepreneurs, dont certains ont vu leur entreprise brûler ces derniers jours, elle ne voit pas le bout du tunnel et craint que l’île ne s’enfonce encore un peu plus avec des conséquences importantes pour son développement économique.

"C’est de plus en plus violent, de plus en plus sanglant. Mayotte n’est plus attractive, que ce soit au niveau des enseignants, du personnel médical. On a besoin de personnes qualifiées pour Mayotte, toujours en voie de développement", dit la présidente du Medef. Les jeunes qui partent faire leurs études supérieures en métropole ne reviennent pas toujours sur leur île, explique Carla Baltus. Ses bureaux sont dans la zone d’activité de Mamoudzou, la préfecture. Juste de l’autre côté de la route, le bidonville de Kaweni, le plus grand de France, où 12.000 habitants sont recensés, officiellement.

Le bidonville de Kaweni s'étend de plus en plus sur les collines
Le bidonville de Kaweni s'étend de plus en plus sur les collines
© Radio France - Eric Audra

Le quartier, plus apaisé ces derniers temps, s’est brutalement réveillé après l’assassinat de Skini, un jeune rappeur de 20 ans à Bonovo. "Il a été piégé", bouillonnent les jeunes de Kaweni, sans attendre les conclusions de l’enquête. Les jeunes du bidonville accusent aussi leurs voisins et rivaux de Majicavo d’être à l’origine de l’attaque du bus scolaire à la machette. Il n’en fallait pas plus pour enflammer de nouveau les guerres entre bandes rivales. Dans le parc de Kaweni, près du lycée, la végétation a été coupée. Au loin, un hélicoptère de la gendarmerie fait des rondes au-dessus du quartier.

Assis sur des bancs en pierre, les garçons montrent un repère sur la ligne d’horizon, un bout de forêt et des lignes électriques. Ceux du quartier de Majicavo arriveraient "par là" pour les affronter. Ils parlent fièrement de Skini, de vengeance, de machette, "seul moyen", disent-ils de se défendre. Ils ont 14, 15, 20 ans. Certains ont interrompu leur stage depuis quelques jours, car le centre de formation se trouve en lisière du quartier rival. D’autres se disent désœuvrés, avoir faim et être à la recherche d’un travail. Ils sont rejoints par des lycéens.

Mayotte, plus jeune département et le plus pauvre de France

Ces jeunes sont une photographie sociologique et démographique de Mayotte, plus jeune département de France. 77% d’habitants sous le seuil de pauvreté national en 2018, 30% de chômage et la moitié de la population d’origine étrangère, dans l’immense majorité venue légalement ou illégalement de l’archipel voisin des Comores.

Pour ceux qui se font traiter ‘d’Anjouanais’, du nom de la plus proche île des Comores, sur les bancs du parc ou de la classe, obtenir des papiers est une préoccupation quotidienne. Nouriati, 14 ans, a déposé une demande pour obtenir la nationalité française il y a quelques mois. "Moi je suis née ici à Mayotte, mon père comorien a déjà eu ses papiers, j’ai besoin de mes papiers pour pouvoir continuer mes études en métropole, je voudrais être sage-femme."

Elle s’accroche à la main de son amie Djaïda, qui devra elle attendre ses 18 ans pour déposer une demande de titre de séjour, car elle est née aux Comores. Ses parents sont arrivés ici avec un visa de court séjour puis sont restés. Sa famille risque l’expulsion, et Djaïda, 15 ans, a peur de devoir retourner dans son pays : "Si je retourne là-bas, je n’aurai pas de travail et je serai femme au foyer, je ne veux pas être comme ça, je veux dépendre de moi-même."

Plus de moyens réclamés pour lutter contre l'immigration

20.000 personnes par an environ sont renvoyées vers les Comores voisines. En 2018, le Parlement français a durci une première fois les conditions d’obtention de la nationalité française, faisant de Mayotte une exception. Un droit du sol modifié qui pourrait être de nouveau durci dans le projet de loi asile et immigration, examiné début 2023. Beaucoup de Mahorais demandent de nouveau plus de moyens pour lutter contre l’immigration illégale. C’était déjà l’une de leurs revendications lors de la grande opération "île morte" de 2018.

"Aujourd’hui, combien sommes-nous sur cette petite île ?", s'interroge relève Carla Baltus, la présidente du Medef. "Nous ne le savons même pas exactement." Les infrastructures hospitalières, scolaires, administratives sont saturées malgré les investissements. Une petite partie de la jeunesse, avec ou sans papiers, a glissé dans la violence.

La violence gratuite ou de survie des "invisibles"

Les associations du quartier de Kaweni se battent pour faire sortir les jeunes de leur quotidien. "Wenka culture" organise notamment des colonies de vacances au sud de l’île pour ceux qui ne connaissent que les frontières du bidonville, et s’occupe de chantiers d’insertion (menuiserie, décoration, nettoyage du quartier, etc.). Dans son bureau, Kamal Abdulwabi trie des tee-shirts. Il prépare pour ce week-end la septième "Course des Mamans" où les moins sportives finissent le tour du quartier sourire aux lèvres en marchant. Le président de Kaweni Nouvelle Aire a créé son association puis cette course pour renouer le dialogue entre parents et enfants du bidonville, à une époque où il y avait beaucoup de tensions.

"J’ai été voir les jeunes délinquants du quartier et je leur ai demandé d’être bénévoles sur la course, de montrer le chemin aux mères qui courraient et de leur distribuer des bouteilles d’eau." Ils ont accepté et le travail de Kamal avec les jeunes a commencé. Aujourd’hui, l’éducateur est inquiet des règlements de compte entre bandes rivales, plaide pour une plus grande fermeté envers ceux qui agressent et envers les parents démissionnaires.

Mais il y a pire encore, dit Kamal Abudlwabi : "Régulièrement, on découvre de nouvelles têtes que l’on n’arrive pas à identifier, des jeunes invisibles." Ces jeunes regroupés entre eux, sans dépendre d’un quartier, seraient souvent des mineurs isolés. Certains sont arrivés seuls rejoindre un proche ici, d’autres sont nés en France, leurs parents comoriens ont été expulsés et les ont laissés, pensant revenir rapidement à Mayotte. Difficile de savoir combien ils sont, il n’y a pas de recensement officiel et les chiffres varient de plusieurs centaines à plusieurs milliers, le décompte dépendant notamment de leur niveau d’isolement. Une petite partie d’entre eux s’attaquent aux automobilistes sur la route.

"Ce sont des jeunes qui vivent comme des animaux", déplore Kamal Abdulwabi, "dans la forêt ou des squats. Eux, à tout moment, ils peuvent entrer en action, peu importe la personne, parce que pour eux la violence, c’est le seul moyen de survivre et d’exister, ils n’ont pas vocation à être là comme ça, il faut trouver des solutions. Nous ici, bien sûr on a des jeunes qui sont dans la délinquance, mais souvent les problèmes sont liés à des difficultés d’accès à l’emploi. Mais un public invisible, qui n’a rien du tout, comment voulez-vous qu’on l’accompagne ?", s’interroge l’éducateur.

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